Peut-être existe-t-il un lien simple qui unit la civilisation européenne : la musique polyphonique. Serait-ce ainsi un critère d'appartenance, une sorte de frontière intellectuelle ?
L'Europe n'est pas, à elle seule, la civilisation européenne. Celle-ci a eu des enfants bien loin de la terre d'Europe, aux Amériques en particulier. Mais elle continue, quoi qu'on en pense, à se dresser en référence, que ce soit pour l'imiter comme l'Asie, ou pour la combattre.
Lorsqu'on cherche ce qui caractérise, voire identifie cette civilisation, au moment où l 'Europe cherche ses marques, on trouve, certes, mille éléments forts, mais qui souvent ont été aussi, ou sont encore, le fait de civilisations différentes à des degrés divers. On pense par exemple à l'origine européenne de l'industrie et à l'immense richesse et amélioration de la vie de chacun ainsi réalisées. On pense aussi à l'histoire violente de l'Europe qui a taillé au glaive des empires, puis des nations et a créé et développé des cultures originales à l'intérieur de la civilisation européenne.
On pense aussi, souvent, à ce génie politique d'avoir conçu, mis en oeuvre et fait évoluer des institutions, sans lesquelles le droit du plus fort continuerait de régner, ce qui est encore l'état d'une part importante du monde. Sans ces institutions et leur long rodage à l'épreuve des faits, la démocratie ne serait jamais née. Mais là aussi, même si ces institutions sont souvent mâtinées de pouvoir personnel ou clanique comme en Asie, il serait abusif de prétendre que la civilisation européenne en a le monopole.
Alors, la peinture, la sculpture, la littérature ? Là non plus, il n'y a pas monopole européen. L'art visuel à fleuri partout avec vigueur et, en ce qui touche la littérature, même si on aime Balzac, on peut aimer Sôseki.
Il nous reste la musique. Et là, me semble-t-il, quelque chose de profondément original nous imprègne et nous façonne, du berceau au requiem. C'est la musique polyphonique, cette construction complexe, sensible et intelligente qui séduit et convainc.
Non que d'autres musiques ne soient capables de la même profondeur. On pense tout de suite, par exemple, à la subtilité de la musique indienne et de son raga.
Mais ces musiques ne sont pas polyphoniques. Elles ne cherchent pas à mélanger aussi délibérément, verticalement et horizontalement, des voix, des rythmes, des timbres comme le font les musiciens européens dans un tel foisonnement. Ce n'est en rien un jugement de valeur, mais un fait qui n'exclut pas une nuance de fierté pour cette civilisation, mère de Couperin, Bach, Haydn, Fauré, Janacek et tant d'autres.
C'est, à mon avis dans ce creuset polyphonique que doit se fondre l'Europe. Non que tous ceux qui, aujourd'hui, composent de la musique polyphonique y acquièrent pour autant un brevet d'appartenance.
Mais que les pays qui n'en composent pas (je pense à la Turquie, par exemple), même s'ils partagent bien d'autres capacités avec l'Europe, comprennent qu'ils se trouvent là face à un obstacle culturel majeur... et nous aussi. Ne créons pas les conditions d'un divorce annoncé pour incompatibilité de culture... Et pensons à Chostakovitch ou Scriabine que l'on pourrait voir rejoindre la famille avec fierté.